4 ans auparavant, Esmeralda

Esmeralda Nicole Kerr naquit par césarienne après une grossesse sous haute surveillance, mais sans le moindre incident. Esmeralda se présenta comme un superbe bébé à la peau sombre et aux cheveux très noirs et très épais. Elle démontra dès la première minute de sa vie extra-utérine une bonne humeur et une santé à toute épreuve. Il faut dire qu'elle était bien entourée avec sa mère qui l'idolâtrait, Lise qui lui dédiait une part substantielle de son temps libre, et la nounou, Theresa, attentive, autonome et inventive, qui donnait le rythme au quotidien dans la maison, ce qui permettait à Morgan de poursuivre son programme d'étude acharné.

Il n'y pas grand-chose à dire de l'arrivée d'Esmeralda. C'était un bébé, et à bien des titres, ils sont tous semblables, même si Esmeralda avait en plus pour elle toute la beauté mystérieuse et potelée qu'une petite fille aux yeux marron dorés peut avoir. Les bébés ont une capacité étonnante à accaparer l'attention de leurs parents. On se pose les grandes questions de façon différente quand on est confronté à sa descendance, c'est naturel, et, dans le cas de Morgan, ce fut plus que salutaire, comme Lise l'avait prévu. En vérité, Morgan se plongea dans la maternité avec la délectation d'une gourmande qui pousse la porte de la pâtisserie, aussi bien qu'avec la concentration d'une concouriste qui entre dans la salle d'examen. Elle lut beaucoup, écouta les conseils de tous. Bien entendu, elle regarda faire Lise à qui l'éducation de deux enfants jusqu'à l'âge adulte avait laissé une solide expérience. Mais surtout, elle se laissa porter par son instinct. Ainsi, elle passa des heures de sieste inouïes, couchée tout contre Esmeralda, sans dormir autant qu'elle, lui effleurer les joues et le front, l'écouter faire ces gros soupirs d'aise que font les bébés heureux. C'était facile, la faire rire en jouant des yeux et des mains, lui chatouiller le ventre, lui faire prendre son bain... Emmailloter, rouler la voiture aux trois grandes roues dans la forêt et dans le parc... Que du bonheur. Plus que tout, comme toutes les mères, Morgan fut marquée à jamais par le regard de sa fille quand elle la serrait contre elle pour lui donner le biberon, les yeux dans les yeux, la mère qui souriait malgré elle, éperdue, et l'enfant captivée, une paire en harmonie parfaite. Morgan en oublia ses maux multiples, sa peau qui menaçait de tomber par plaques, sa digestion chaotique, son image de grand brûlé dans le miroir, et elle consacra le reste de son temps à sa thèse.

Quand Esmeralda commença à marcher, le temps vint pour Morgan d'être hospitalisée pour la dernière série d'intervention, dont elle devait sortir transformée. Il s'agissait en effet de lui remplacer des organes énumérés sur une longue liste, y compris la totalité du derme et de l'épiderme, les cordes vocales, et nombre d'organes internes majeurs. Les chirurgiens comptaient aussi utiliser des tissus du clone pour lui réparer de multiples articulations et lui faire recouvrer le goût et l'odorat, ainsi que ses organes génitaux externes.

Le jour dit, Morgan confia Esmeralda à Lise, puis elle partit pour l'hôpital en taxi, des larmes aux yeux. Elle était très angoissée, bien que les médecins soient parvenus à la convaincre que le résultat de cette seconde session contrasterait beaucoup avec celui de la première. Elle fut anesthésiée au second matin et ne se réveilla qu'une semaine plus tard. Le réveil fut long et étrange. On lui fit travailler ses muscles. Les sensations que lui renvoyait son corps étaient à la fois identiques à son souvenir et différentes. Quand on la roula dans une chaise jusqu'à une chambre ensoleillée, on vint tout de suite lui y servir un plateau-repas, et avec le fumet de la soupe, la faim lui tomba dessus d'une façon qui la sidéra. La première cuillère lui tira des larmes. Stupéfaite, elle laissa s'épanouir les saveurs. De violents frissons lui parcoururent le corps tandis qu'elle levait la seconde cuillère. Elle termina sa soupe en tremblant et en pleurant, presque à tâtons tant elle voyait flou, pressée par une avidité incroyable que l'intégralité de sa volonté parvenait à peine à tempérer. Elle dégusta l'intégralité des mets présents sur le plateau comme un festin divin. Elle termina même en léchant la vaisselle. Plus tard, quand on la fit sortir dans le parc de la clinique, les fragrances des fleurs, du gazon coupé et de la terre humide lui apparurent d'une intensité extraordinaire. Comme elle s'en étonnait auprès d'un médecin, il lui expliqua qu'il doutait qu'elle ait recouvré un odorat plus sensible que celui qu'elle avait eu avant l'accident, mais qu'il s'agissait d'un effet de contraste après la privation. Elle découvrit aussi que le fait de retrouver l'odorat n'avait pas que des avantages, en particulier les odeurs corporelles, les siennes comme celles des autres, lui sautaient au visage, mais c'était un inconvénient qu'elle pouvait accepter avec un haussement d'épaules.

On passa la matinée du deuxième jour à lui retirer, centimètre par centimètre, le revêtement biosynthétique qui protégeait une peau neuve, douce à la perfection, ferme et souple, de coloration uniforme et très agréable à caresser. C'était un plaisir inouï, elle en pleura de bonheur. Elle pouvait mesurer à nouveau à quel point le résultat du travail de réparation rapide avec lequel elle avait vécu deux ans l'avait soumise à une authentique privation sensorielle.

Comme prévu, elle découvrit son visage au matin du troisième jour. On se doute qu'elle se sentit soulagée quand elle se reconnut dans le miroir. Elle toucha ses joues pour vérifier. Et pourtant, il lui fallait plisser les yeux et s'approcher pour voir les détails, car sa vue n'était pas encore rétablie.

Elle appela Lise pour voir Esmeralda, mais elle ne devait toujours pas parler. Avec son implant, elle envoyait des phrases que Lise lisait à Esmeralda, mais la petite semblait bien ne pas avoir compris qui était cette femme muette à la vidéo.

Le lendemain, on lui opéra la cornée. Deux jours plus tard, on mesura sa vue afin de programmer une deuxième séance. On lui activa toutes les fonctions de son nouvel implant. Le même jour, on l'autorisa à parler, et ses premières syllabes furent des coassements comiques. Une orthophoniste l'aida à retrouver une voix intelligible. Le cinquième jour, elle en parla un peu avec Lise au téléphone. Lise lui délivra comme une potion rassurante de petites phrases, entre amies. Esmeralda ne reconnut pas sa voix. Morgan était presque chauve tant les cheveux du clone avaient été coupés ras avant la greffe, mais l'infirmière lui promit qu'ils allaient pousser très vite, un effet secondaire des traitements. Ses cils et ses sourcils, eux, avaient déjà leur pleine longueur. Sur le conseil de Lise, Morgan avait pour le reste de sa pilosité pris l'option à la mode : épilation définitive intégrale. On lui fit faire diverses activités sportives, mais pas assez à son goût. Elle avait besoin de se mettre à l'épreuve, de chercher ses limites pour vérifier si elles avaient changé. Le personnel la freina, l'avertit qu'il fallait reprendre en douceur, en particulier ne pas forcer sur les articulations opérées qui pourtant ne la faisait pas souffrir.

La nuit suivant la deuxième intervention sur ses yeux, elle fut réveillée par un rêve érotique. Elle découvrit qu'elle n'en avait pas fait depuis l'accident et interpréta celui-ci comme un signe très important. La pulsion était surtout d'une extrême intensité, telle en vérité qu'elle se donna des attouchements et en eut un premier orgasme en quelques instants. En fait, elle éprouva le besoin impératif de recommencer aussitôt, si bien qu'elle finit quelques minutes plus tard, tremblante, baignée de sueur, un peu inquiète, mais ravie aussi. Elle accéda au service d'information en ligne de l'hôpital par son nouvel implant et fut rassurée d'y apprendre que ce type d'aventure était fréquent après des interventions sur des zones érogènes, que c'était même un signe sans ombre du succès des épissures opérées par les nanobots sur les terminaisons nerveuses. Au matin, elle se toucha à nouveau sous la douche, le contact de ses mains et de l'eau chaude ayant déclenché une autre pulsion impérative, sauvage. Dans les jours qui suivirent, elle se mit à avoir une activité auto-érotique plus intense qu'elle n'avait jamais eue de toute sa vie, comme si elle se rattrapait des nombreux mois d'absence totale de sensualité qu'elle avait subits. Mais c'était aussi plus que cela : elle prit le parti de ne pas s'autocensurer, de refuser les pulsions de culpabilité ou de honte.

En fait, elle décida que cela faisait partie de sa nouvelle vie. Comme un marin qui jette à la mer tout ce qui n'est pas utile à la marche de son bateau, elle avait décidé de faire table rase, de peser à nouveau tout ce que son éducation et son passé lui avaient infligé, les tabous, les frustrations, les interdits, les croyances. À travers le renouveau de son corps, elle ressentait le besoin de tenter un renouveau de son esprit. Une vie nouvelle coulait dans ses veines, comme une deuxième adolescence, les doutes en moins. Après avoir bavardé quelques secondes et échangé des baisers au téléphone avec Esmeralda, elle en parla avec Lise qui l'approuva avec une force et une sincérité qui étonnèrent Morgan.

Les journées suivantes furent consacrées à des tests et des examens. Elle passa la matinée à faire des exercices physiques variés sous surveillance et l'après-midi à se reposer, chose que Morgan ne savait pas faire. Alors, elle se promena dans le parc, fit des longueurs dans la piscine. On lui avait expliqué que cette longue convalescence à l'hôpital était rendue nécessaire par la procédure de récupération des nanobots qui lui avaient été injectés. En effet, deux fois par jour, elle restait branchée à une machine, un cathéter dans chaque bras pour de longues séances.

Au fil des jours, elle retrouvait petit à petit son acuité visuelle, un réconfort primordial, car au bout de toutes ces épreuves, il y avait les tests de qualification pour piloter à nouveau et sans une vue parfaite, elle serait rejetée. Elle passa une part importante de son temps libre à marcher dans le parc verdoyant de l'hôpital, seule, non pas pour réfléchir, mais pour jouir de se sentir plus elle-même et pourtant différente. Chaque heure qui passait, elle se retrouvait et se découvrait, et en vérité, tout ce temps était magique, de la liesse pure. Au cours de ces journées, elle vint souvent faire face à un miroir pour se voir, se sourire. Les nouvelles dents étaient encore douloureuses au froid et au chaud, mais esthétiquement parfaites, mieux que les originales. Elle se faisait des grimaces, se touchait la ligne du menton, le bout du nez. Elle en avait besoin pour se rassurer qu'elle était redevenue elle-même, mieux qu'elle-même en quelque sorte, puisqu'elle avait retrouvé le visage de ses vingt ans. Et elle ne pouvait s'empêcher de se trouver jolie. C'était étrange : la distance qu'elle avait prise avec sa propre image quand elle avait été défigurée lui permettait après la transformation de se voir comme si elle regardait une autre. Cela signifiait que dans sa tête, elle était encore quelque part la femme mutilée qu'elle avait été. Elle réalisait qu'il lui faudrait du temps pour effacer cela, mais cela lui donna l'envie de prendre de nouvelles résolutions.

Elle décida de changer de style. Elle n'avait en règle générale pas donné beaucoup d'importance à son apparence, en tout cas moins que la plupart des femmes, et surtout depuis la disparition de sa famille à Soldier Fields et son enrôlement subséquent dans l'armée. Depuis, en dehors des uniformes, elle n'avait porté qu'en de rares occasions autre chose que des tenues de sport. En fait, on pouvait la qualifier de garçon manqué. Les vêtements les plus féminins de sa garde-robe avaient été des maillots de bain et des corsaires de vélo.

Un matin, en se regardant dans la glace, elle prit conscience de la chance qu'elle avait de pouvoir repartir à zéro, et elle prit la décision de tout changer. Lise portait une responsabilité importante dans ce choix. Elle lui avait fourni le modèle d'une femme qui savait marier efficacité et élégance avec une indépendance remarquable. Morgan se jeta avec avidité dans la recherche des délices de la féminité et elle tomba de plein gré dans tous ses excès. Consciente qu'elle était débutante, elle se paya les services de conseils en ligne : des instituts spécialisés de relookage proposaient des packages comprenant une IA téléchargeable. Elle en acheta une. Elle en fut tout de suite ravie. Quand elle se regardait dans un miroir, l'IA analysait ce qu'elle voyait et lui fournissait une foule de conseils, l'aidait à choisir sur catalogue, vérifiait les tailles, les coupes, les formes, les pointures, l'accord des couleurs. Ainsi, Morgan commanda des produits de maquillages et de beauté, des séances de traitement de la peau, de manucure. Elle s'acheta par correspondance une garde-robe nouvelle, des chaussures à talons, des vêtements décolletés, près du corps, qui mettait en valeur sa silhouette, montraient les muscles de son ventre et de ses longues jambes. Mieux encore, l'IA lui apprit en quelques séances à marcher avec des talons, à se tenir bien droite, à prendre des poses avec une main sur la hanche, à s'asseoir en rassemblant sa jupe sous elle, à croiser les jambes. Elle apprenait très vite. Elle avait toujours excellé dans la maîtrise de son corps. Il ne lui fallait que quelques minutes pour intégrer dans son schéma corporel une nouvelle posture, un nouveau geste. Elle se dota aussi d'un embryon de collection de lingerie, de bijoux et d'accessoires. Elle prit des cours de maquillage afin de maîtriser l'art difficile de mettre en valeur ses yeux et sa bouche. Elle identifia le fond de teint qui lui convenait le mieux, ainsi que les couleurs de rouge et d'ombre pour les paupières qui s'y mariaient. Au final, elle s'étonna elle-même des résultats qu'elle obtenait. Elle se mit à passer de longs instants devant les miroirs, à se trouver presque belle, non, à se trouver belle, et elle se souriait de bonheur et de plaisir. Les gens lui confirmèrent ses progrès, car elle se mit à entendre des commentaires flatteurs, ce qui ne lui semblait pas lui être arrivé de toute sa vie, ou en tout cas pas depuis son adolescence.